2017-2018

Pragmatique contemporaine des psychoses sous transfert

 

Tout au long de l’enseignement de Lacan, deux courants s’entrecroisent et se nourrissent mutuellement à propos de la psychose.

D’un côté, refus de la ségrégation entre les sujets psychosés et les autres. Cet effet ségrégatif pourrait résulter d’un usage trop étroit de la nosographie psychiatrique en laissant de côté le fait qu’une psychanalyse est une expérience de l’être et que la « guérison » y est attendue « de surcroît » : il en est ainsi lorsque Lacan définit la folie comme l’essence de la liberté dans son écrit « Propos sur la causalité psychique » (1946) par exemple, ou quand il rappelle dans son tout dernier enseignement (en 1976) que « Tout le monde est fou »1. C’est ce courant continuiste et anti-ségrégatif qui sera longtemps laissé en friche par des disciples trop zélés.

Mais d’un autre côté, Lacan construit des logiques et des définitions structurales très précises des phénomènes décrits par les patients ou repérés par Freud. Ce sont des descriptions discrètes (au sens mathématique), discrètes comme l’est le signifiant, et dont les degrés sont remarquablement signalés. Il serait inexact de prétendre qu’un seul modèle se soit imposé à lui et qu’à une clinique entièrement fondée sur la discontinuité, se soit – seulement à la fin de son enseignement avec les nœuds borroméens – définitivement substitué un modèle continuiste.

On notera que dans le Séminaire IX « L’identification », dans le Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, aussi bien que dans le Séminaire XXIII, Le sinthome, les modèles topologiques (donc continuistes) voisinent avec les catégories nosographiques dérivées de la psychiatrie classique.

On doit pourtant reconnaître que l’apport de la linguistique structurale, conjuguée notamment à l’héritage de Clérambault, a permis une avancée remarquable dans l’étude de la psychose et de son lien à la fonction de la parole et du langage. Au point que la « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » a pu sembler indépassable.

L’hommage rendu par ses élèves à ce texte inégalé et soulignant l’aspect mécaniciste de Lacan, a notamment eu pour effet de mettre au second plan ses indications cliniques concernant les psychoses schizoïdes.

Pourtant, et J.-A. Miller en faisait état dans un cours du 26 mars 2008, le mécanicisme de Lacan est bien particulier même à son époque la plus « classique » : « Notez bien – nous avertit-il – que pour Lacan le sujet est entraîné dans ces mécanismes, embrayé sur eux. Et l’introduction du sujet lacanien, le premier sujet lacanien, dans ces mécanismes, est justifiée par l’idée si contraire à l’usage qu’on fait le plus souvent aujourd’hui de la catégorie de sujet pour indiquer un degré de liberté, un inaccessible, un indomptable, en particulier à la quantification. »

Lacan a pu en ces temps classiques de son enseignement caresser le rêve de faire entrer la psychanalyse dans la science, mais il l’abandonnera bientôt, et l’on peut situer clairement cette césure à partir du moment « Radiophonie », comme le propose Éric Laurent dans son dernier ouvrage3.

C’est par la clinique que la prise en compte progressive du courant continuiste se fera dans l’École de la Cause freudienne, et spécialement par une série de trois rencontres annuelles des Sections cliniques de France réunies sous le sigle UFORCA. J.-A. Miller fait le récit du produit de ces rencontres dans un texte intitulé « Psychose ordinaire et clinique floue »4 : « Nous sommes passés de la surprise [à propos de certains cas] à la rareté et de la rareté à la fréquence. Et je me disais finalement, “ C’est la psychose ordinaire “… Là nous avons des psychotiques plus modestes, qui réservent des surprises, mais qui peuvent, on le voit, se fondre dans une sorte de moyenne : la psychose compensée, la psychose supplémentée, la psychose non-déclenchée, la psychose qui évolue, la psychose sinthomée – si l’on peut dire. » Autant de modes de jouir de son corps dans son rapport à lalangue.

Pour autant, la psychose telle que pouvaient la décrire les grands classiques et qui justifie la plupart du temps le recours au psychiatre, voire à l’hospitalisation dans ses moments féconds, n’est pas supprimée. Elle existe bel et bien et ces patients-là également méritent notre attention et peuvent bénéficier, dans la mesure où un traitement médicamenteux ambulatoire le leur permet, d’entretiens avec le psychanalyste. On se souvient du conseil de Lacan à ses élèves : ne pas reculer devant la psychose ! Bien des psychoses qui ont connu des moments de crise sont suivies en cabinet ou en institution par des psychanalystes. L’évolution probable de la Santé mentale indique que davantage de patients aux psychoses « bruyantes » auront recours à un psychanalyste en parallèle ou indépendamment d’un suivi psychiatrique avec ou sans hospitalisations. Ces cabinets seront de plus en plus en France les seuls lieux où leur parole pourra se faire entendre d’une façon productive et systématique pour les accompagner vers des inventions pacifiantes et dignes. L’inconscient qui était souvent pour eux selon la vieille formule « à ciel ouvert » pourra à l’occasion se refermer, souvent par des appuis signifiants ou des semblants originaux, voire des sublimations. Des stabilisations peuvent être atteintes dans la mesure où, comme Lacan le signalait à partir de son Séminaire xx, le sens est joui et que donc des inventions portant sur le sens modifient – même s’il ne faut pas se montrer trop optimiste – la jouissance du sujet.

Car il convient de rappeler que l’état psychotique, ordinaire ou « extraordinaire » ne fait pas obstacle au transfert et que c’est encore une fois à une clinique sous transfert avec un maniement particulier que nous nous référons, fidèles en cela à l’invention de Freud poursuivie par Lacan.

Par ailleurs la catégorie des névroses n’est pas annulée par la révélation clinique de l’extension des psychoses ordinaires. Il y a eu à l’IPA une longue tradition d’étude chez les postfreudiens dont certains (comme Hélène Deutsch, Donald Meltzer, Harold Searles, pour ne prendre que quelques noms qui me viennent à l’esprit) mériteraient d’être étudiés. L’IPA a ainsi promu la catégorie des « borderline » ainsi que la continuité entre névrose et psychose favorisant un flou diagnostique où se sont engouffrés de nombreux praticiens.

La catégorie de psychose ordinaire, alors même que J.-A. Miller avait souligné à son propos qu’il ne s’agit pas d’un concept et pas non plus d’une catégorie diagnostique nouvelle, a connu dans nos rangs un usage comparable à celle des « borderlines » dans l’IPA. Aussi a-t-il jugé nécessaire d’intervenir sur ce thème à dix ans d’intervalle pour préciser certains points. L’essentiel de ce texte, « Effet retour sur la psychose ordinaire »4, vise à réaffirmer la nécessité de rétablir une différence claire entre névrose et psychose. Réaffirmant la solidité de la catégorie de la névrose dans la clinique psychanalytique lacanienne. En particulier à propos de l’hystérie dont il affirme qu’il s’agit d’une des névroses à propos desquelles nous avons le plus d’indications de la part de Lacan. Il récuse ainsi la catégorie de borderline et réaffirme que la psychose ordinaire s’applique à l’intérieur du champ nosologique des psychoses pour désigner une forme de psychose non déclenchée et dont les appuis sont suffisamment solides pour tenir souvent toute une vie. Il propose d’en donner un repérage à partir de quatre considérations essentielles : « un désordre […] au joint le plus intime du sentiment de la vie », et un « décalage » relevant de trois « externalités » : une externalité sociale, une externalité corporelle, une externalité subjective.

Le prochain congrès de l’amp consacré aux psychoses en avril 2018 à Barcelone examinera à nouveau cette question de la pragmatique des psychoses et des conséquences qu’elle peut avoir pour la direction de la cure.

 

(1) Lacan J., Ornicar ?, n° 17-18, p. 278.
(2) Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 26 mars 2008, inédit.
(3) Miller, J.-A., « Psychose ordinaire et clinique floue »., Ornicar ? digital, disponible sur le site : http://wapol.org/ornicar/articles/ mir0081.htm
(4) Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto n° 94-95, Bruxelles, École de la Cause freudienne, janvier 2009, p. 40-51.

 

Dernière modification : 22/08/2017

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