Le corps et ses pulsions au XXIème siècle
Notre titre de cette année suggère-t-il que nous n’avons plus affaire ni au même corps ni aux mêmes pulsions ?
Oui et non : non dans la mesure où la dimension imaginaire du corps est aujourd’hui toujours plus essentielle ; non dans la mesure où le socle de la pulsion reste identique à celui que Freud lui a donné. Lacan lui-même restera freudien tout au long de son enseignement, et les « quatre substances épisodiques » (1) de l’objet a, que la pulsion « enveloppe », sont toujours d’actualité. Oui car à partir du Séminaire XX, Lacan va inverser les liens qui unissent l’Autre et de la jouissance, ce qui modifiera radicalement l’abord du corps par la psychanalyse.
La pulsion freudienne
En 1932, Freud avance que « la théorie des pulsions est notre mythologie » (2), mais pour autant les pulsions ne renvoient (pas) « à l’irréel » (3) au contraire, « c’est le réel qu’elles mythifient » (4). Parler de réel, ce n’est pas confondre pulsion et instinct : le Trieb freudien n’est pas, comme les post-freudiens l’ont fait, à traduire par instinct, mais bien par pulsion, voire dérive, au plus près du drive anglais. Il est fondamental de décoller la pulsion de l’arc instinctuel. Si l’énergie est constante donc mesurable, le Drang, la poussée de la pulsion qui est aussi constante et « la décharge en cause est d’une tout autre nature et se place sur un tout autre plan. » (5)
Sujet du signifiant corps et pulsion
La pulsion n’a donc rien de biologique, et si le Trieb prend sa source dans le biologique, c’est en tant que ce biologique est fait corps par l’opération du signifiant : c’est là l’apport de Lacan qui réinterprète la pulsion freudienne en terme de langage. La pulsion a structure de bord, oral, anal, pour autant que le langage les a découpés sur le corps.
Lacan reste là encore fidèle à Freud, la pulsion est un concept-limite entre le psychique et le somatique (6), mais il opère un bougé doctrinale fondamental. Il inscrit la pulsion dans le champ du langage qui « va se présenter sur le modèle d’une chaîne signifiante » (7) ainsi qu’en atteste le mathème sujet barré poinçon D.
Nous sommes à l’époque de l’inconscient « structuré comme un langage » : la pulsion est articulée grammaticalement, mais pour autant, sa satisfaction – pulsionnelle – est exclue du champ du signifiant. Le langage découpe le biologique, y creuse des trous et y « dessine » des bords qui deviennent source de satisfaction, mais à condition que le corps ainsi constitué, soit lui, déserté par la jouissance.
Corps parlant et pulsion
À partir du Séminaire XX, Lacan opère un autre bougé essentiel : la jouissance n’est plus exclue du corps : « le corps cela se jouit. » (8) Ce n’est donc plus le même corps dont il s’agit, c’est un corps vivant qui n’est plus déserté par la jouissance. Le signifiant n’est plus seulement le meurtre de la chose, il a des effets de jouissance. Il ne s’agit plus du corps symbolique au sens où ce corps se constitue comme corps imaginaire à partir d’un point d’extériorité symbolique (9), il s’agit du corps du symbolique au sens où c’est le langage qui le « décerne à l’être qui s’en soutient. » (10) Cela veut donc dire aussi que la doctrine de la pulsion évolue, s’affine, elle n’est plus seulement le concept-limite qui unit « le quantum libidinal et la représentation » (11), « elle est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire. » (12) Dans ce même Séminaire, Lacan invente un mot : parlêtre, pour dire ce fait que l’homme parle avec son corps, et au XXIe siècle, ce sont des parlêtres que nous analysons : c’est ce que Jacques-Alain Miller condense d’un trait : « l’interprétation ne vise plus seulement l’inconscient mais la jouissance. » (13)
1. Lacan , « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.309
2. Freud , Nouvelles conférences, 1932
3. Lacan , «Du « Trieb » de Freud», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.853
4. Ibid. p.853
5. Lacan , Le Séminaire, livre XI, «Les quatre concepts fondamentaux», Paris, Seuil, 1973, p.150
6. Freud , « Pulsion et destin des pulsions », Métapsychologie, Idées gallimard, Paris, 1940, p.18
7. Miller -A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, Navarin éditeur, 2014, p.104-114
8. Lacan , Le Séminaire, livre XX, «Encore», Paris, Seuil, 1975, p.26
9. Laurent É., Séminaire du 24 novembre Radio Lacan
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Lacan , Le Séminaire, livre XXIII, «Le sinthome», Paris, Seuil, 2005, p.17
13. Miller -A., « L’inconscient et le corps parlant », Le réel mis à jour au XXIe siècle
Le séminaire du Cercle, animé par Anne-Marie Le Mercier et Jean Luc Monnier sera l’occasion cette année de mettre à l’épreuve dans le détail du cas ce renouvellement de la clinique qui porte le corps de l’être parlant en place d’Autre scène.
Des cas cliniques seront retenus, présentés et discutés lors de la journée exceptionnelle du CERCLE de la Section Clinique de Rennes qui se déroulera le 11 juin 2016.
Dates du séminaire du Cercle : 26 novembre 2015, 17 décembre 2015, 21 janvier 2016, 25 février 2016, 24 mars 2015, 12 mai 2016, 16 juin 2016
Liens vers les autres pages du thème :