Diversité des dépressions
Jean Luc Monnier
La dépression, « mal du siècle » : c’est une formule qui revient souvent et fait florès dans les médias depuis plus de vingt ans. Le magazine Le 1 hebdo, no 443 reprend la question en soulignant qu’« un Français sur cinq a fait l’année dernière l’expérience de ce cauchemar intime, selon une étude menée par Santé Publique France [1] ».
L’article souligne que 10 % des Françaises et Français ont eu, durant cette même année, des pensées suicidaires ! Nous ne savons pas si le mal est profond, mais en tout état de cause, il est répandu.
La dépression : un mal moderne
Notre titre pour cette année 2024-2025 — Diversité des dépressions —, introduit dans le monde des idées noires une variation d’importance. Celle-ci n’est pas sans nous rapprocher de l’affirmation de Jacques Lacan dans sa Télévision :
« La tristesse par exemple, on la qualifie de dépression, à lui donner l’âme pour support […] la tension psychologique du philosophe Pierre Janet. Mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement une faute morale, comme s’exprimait Dante, voire Spinoza : un péché, ce qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure.
Et ce qui s’ensuit pour peu que cette lâcheté, d’être rejet de l’inconscient, aille à la psychose, c’est le retour dans le réel de ce qui est rejeté, du langage ; c’est l’excitation maniaque par quoi ce retour se fait mortel [2]. »
Si nous suivons Lacan, il ne s’agit donc pas de rejeter le terme de dépression au prétexte que ce serait un fourre-tout, une sorte de poumon comme l’assène Toinette dans Le Malade imaginaire de Molière [3]. La dépression est une notion contemporaine, moderne, qui désigne un affect, c’est-à-dire un événement qui affecte le corps, mais en tant que ce corps est lui-même affecté par le signifiant.
Éric Laurent rappelle à ce sujet qu’il s’agit de considérer, à partir de Télévision, « la dépression comme affect central de la modernité [4] ».
Dans Télévision, Lacan dépsychologise, voire même dé-pathologise, la dépression en soulignant que c’est le nom que la modernité donne à la tristesse – la tristesse qui est, chez Spinoza ou chez Dante, une passion : c’est-à-dire une position décidée du sujet qui vous emmène en enfer ! En tant « qu’[elle] consiste à s’enfoncer dans elle-même, à se complaire en elle-même, elle est irrémédiable [5]. »
La dépression : une faute morale
Faute morale donc : il s’agit d’entendre ici « morale » non pas au sens de celle qui définit les règles du bien et du mal – la morale judéo-chrétienne, par exemple – mais au sens d’éthique, c’est-à-dire ce qui engage le sujet parlant dans son rapport à sa jouissance : l’éthique, pour Lacan, est ce qui « touche à la définition de l’homme [6] ». À ce titre, elle est l’éthique du bien dire. La dépression comme passion triste s’inscrit donc dans la dimension du sujet et de sa jouissance, et plus précisément encore dans le rapport que le sujet entretient avec sa jouissance en termes de savoir : « C’est une affaire de savoir », précise Jacques-Alain Miller [7]. C’est-à-dire que, dans l’ordre de l’éthique lacanienne, la dépression est un refus assumé par le sujet de cerner au mieux sa jouissance : de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure. « Quand le savoir est triste, dit J.-A. Miller, il est impuissant à mettre le signifiant en résonance avec la jouissance [8]. »
La dépression : notion trans-structurale
La proposition de Lacan dans Télévision ouvre une autre voie : elle pose la question du statut trans-structural de la dépression. Lacan indique que la dépression, en tant qu’affect, est du corps, mais qu’elle « peut aller jusqu’à la psychose » quand elle est rejet de l’inconscient. On peut lire dans cet énoncé les prolégomènes d’une clinique continuiste. Les phénomènes dépressifs renvoient à l’atteinte de la brillance phallique, dans l’ordre du manque, mais ils peuvent aussi s’inscrire dans la dimension du vide [9]. C’est, un des aspects de ce mal moderne. L’autre, déjà évoqué, est sa constance et sa fréquence. On pourrait y voir une de ces sortes d’épidémies qui parfois saisissent le monde. Mais nous faisons l’hypothèse que cette fréquence trouve aussi son explication dans les modifications contemporaines que nous a apporté le discours de la science, rejetant toujours plus le sujet dans un régime du tous pareils, comptables, prolétaires, chacun avec sa jouissance dont il est paradoxalement toujours moins comptable.
La dépression : forme du malaise dans la civilisation
Les sociétés modernes – celles dites de consommation – privent toujours plus le sujet de la possibilité de « mettre le signifiant en résonance avec la jouissance [10] ». Le discours capitaliste que mit au point Lacan en 1972 à Milan et repris dans « Radiophonie », situe parfaitement bien le problème : dans ce discours l’objet fait retour sur le sujet, en court-circuit, ne lui laissant d’autre option que d’en jouir… sans répit. Mirages certes, mais ô combien funestes. Lathouses et autres objets, hybrides et vides, qui tiennent à la fois du gadget et de l’objet pulsionnel, sont des miroirs aux alouettes, des plus-de-jouir « en toc », comme le dit Lacan dans le Séminaire XVII [11], qui embolisent le désir. C’est le règne du surmoi, pousse-à-consommer, équivalent d’un pousse-à-jouir qui éloigne toujours plus le sujet du réel qui le cause.
La dépression et l’inflation de l’imaginaire
Ce monde des objets fait la part belle aux écrans de toutes sortes, publics ou privés, smartphones, ordinateurs, consoles, réalité augmentée, virtuelle, etc. Plusieurs études récentes montrent que le doomscrolling, cette consommation compulsive d’images, provoque chez les sujets qui s’y adonnent d’une façon addictive des états d’anxiété pouvant aller jusqu’à la dépression.
Les images de cette sorte que l’on fait défiler ne tiennent plus leurs fonctions d’écran, ni de cadre. Le sujet est en prise avec le réel, absorbé par ce réel qui transperce l’écran et littéralement lui colle à la peau.
Le doomscrolling est un événement insensé qui rend la jouissance quasiment infinie, puisque ça peut durer toujours, ou du moins très très longtemps. Phallus, drogues, alcool, sont associés à une détumescence, à une « descente » ; la pratique addictive des écrans abolit le temps sur son versant symbolique, le temps que l’on compte se trouve aspiré par le temps sur son versant réel, c’est-à-dire sur son versant du temps qui passe, qui affecte le corps, hors de toute construction. La perte est impossible, « le manque vient à manquer », le désir s’efface et la jouissance envahit tout l’espace en transformant le doomscroller en pur regard.
Que peut la psychanalyse ?
« L’analyse n’est pas une science, c’est un discours sans lequel le discours dit de la science n’est pas tenable par l’être qui y a accédé depuis pas plus de trois siècles. D’ailleurs, le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce qu’on appelle l’humanité. L’analyse, c’est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue. [12] »
C’est ainsi que Lacan parlait, en 1973, du discours de la science et de la place vitale que tenait pour lui la psychanalyse. Cela signifie prendre à rebours le chemin par où le discours de la science nous emmène automatiquement et faire en sorte que le parlêtre puisse se reconnecter à son inconscient pour s’y retrouver en faisant le pari du bien-dire.
La dépression est de l’ordre du trop : remettre le vide à sa place, le désir et la jouissance aux leurs, tel est ce que l’expérience analytique offre au sujet qui s’y risque, sous le signe du un par un.
1 Le 1 hebdo, no 443, du 19 avril 2023.
2 Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 525-526.
3 Molière, Le Malade imaginaire, Acte III, Scène 10 : « Ce sont tous des ignorants. C’est du poumon que vous êtes malade ».
4 Laurent É., « La lutte de la psychanalyse contre la dépression et l’ennui », La Cause freudienne, no 35, février 1997, p. 108.
5 Regnault F., « Passions dantesques », La Cause freudienne, no 58, p. 128. (En ligne https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2004-3-page-128.htm).
6 Cf. Lacan J. Conférence et débat du Collège de Médecine à La Salpêtrière : Cahiers du Collège de Médecine, 1966, pp. 761 à 774.
7 Miller J.-A. « Les affects dans l’expérience analytique », La Cause du désir, no 93, septembre 2016, p. 110.
8 Ibid.
9 Cottet S., « Tristesse et mélancolie », La Cause freudienne, no 35, février 1997, p. 25.
10 Miller J.-A. « Les affects dans l’expérience analytique », op. cit., p. 110.
11 Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 93.
12 Cf. Lacan J. « La déclaration de Jacques Lacan en juillet 1973 », La Cause du désir, no 101, 2019, p. 11 à 14.